vendre le rêve
Ecrit le 24 novembre 2024 par Julien Le Sciellour

Comme si le monde s’écrivait sous nos yeux, spectateurs de nos vies, nos sociétés offrent des symboles issus d’événements politiques ou artistiques. Comme la manifestation d’une expression citoyenne désireuse de s’exprimer, les symboles cristallisent les angoisses des sociétés modernes : Existentielles, marquées par la perte de repères des citoyens, économiques, dominées par une insécurité financière grandissante, et culturelles, où l’intégration de cultures différentes est souvent source de tensions.
Aux mois de juillet et octobre 2024, la France et le monde ont vu la naissance de deux symboles, presque des mythes, révélateurs de nos failles, de nos doutes et de nos espérances en tant que nations occidentales : l’engouement imprévu des Jeux Olympiques et l’affirmation de la puissance américaine lorsque l’entreprise Space X réussit pour la première fois à faire revenir sur son pas de tir sa fusée Starship. Si les deux réussirent à unir leur peuple derrière une fierté commune, les Jeux Olympiques furent éphémères et parlent d’un peuple malheureux qui cherche le bonheur, le second parle d’avenir, de rêve et de réussite.
Deux symboles : que disent-ils de nous ?
Les Jeux Olympiques de Paris 2024
Qualifiée « d’extraordinaire », la ferveur des Français pendant deux semaines pour ces Jeux Olympiques de 2024 a réussi à mettre de côté la politique, juste après des élections législatives anticipées, comme pour fuir le cours du monde.
Car il faut dire que les Français sont d’humeurs maussades et subissent les fameuses passion-tristes de Spinoza qui affaiblissent notre puissance d’agir. Ne sachant trop quoi et comment faire, une forme de colère, de passivité et de résignation combiné a gagné la France. Difficile de leur donner tort : des politiques qui vendent une peur de l’avenir, un sentiment profond de déclassement face à un système économique mondial qui nous laisse à la traîne, des modifications profondes de nos normes dans lesquelles nos repères semblent perdus.
Il n’en faut pas plus pour vouloir profiter de la moindre occasion pour trouver refuge dans deux semaines de bonheur béat loin de la réalité. Non pour la nier, car le monde court toujours mais comme pour arrêter le temps, un instant.
La fusée Starship de Space X
À l’instar de cet événement de fuite, le monde a connu un autre symbole : l’accomplissement économique et scientifique de la société Space X qui présage le début d’une nouvelle ère industrielle et spatiale et l’effarement européen devant une réussite que nous n’avions pas cru possible. Les ambitions de réutiliser des lanceurs de Space X a été jugé irréaliste par Ariane Espace…voilà 11 ans déjà (SciencePost)
Exploit technique, symbole de l’accomplissement de la science, merveille d’ingénierie, il fallait au moins cela pour faire rêver une nation et la satisfaire d’un sentiment d’invincibilité au moment même où la nation américaine doute d’elle-même. Alors même qu’Elon Musk prêche un électorat convaincu que l’Amérique s’effondre face au monde, il se donne peut-être tort sans le vouloir. L’Amérique est plus puissante qu’elle ne le croit et l’Europe est pleine de désillusions.
Un besoin de rêver
Créer des symboles
Ces événements ont montré le besoin quasi-existentiel de la place des symboles dans notre société et notamment le besoin de rêver. Les artefacts religieux et symboles Républicains, soit dépassés soit échouant, ont laissé place aux symboles du divertissement qu’est le loisir, le sport, la puissance scientifique, la réussite économique. Sauf que les symboles ne s’imposent pas et ne se décrètent pas, ils émergent à grande échelle comme la manifestation d’une sorte d’inconscient collectif. Ils sont acceptés au sein d’une nation par ceux qui s’y attachent et veulent les faire perdurer.
Sans tomber dans la défense d’un roman national aujourd’hui dépassé – celui qui nous demandait de glorifier des figures, de tordre l’Histoire pour nous faire adhérer à des valeurs communes (sociétales, intellectuelles, dogmatiques) dans un objectif d’union national – la France ne semble pour autant plus produire de Mythologies. Ceux que Roland Barthes dénonçait tant mais dont nous souffrons peut-être aujourd’hui de leur manque. Sans en manipuler le sens initial, les figures sportives adulées, les citoyens heureux de participer à une fête collective en soutien de leur joueur préféré, a cela de grand que ces symboles manifestent une certaine idée de nous-même : un peuple qui a besoin de rêver.
Figures passées, nation dépassée
Les figures dont nous faisons appel dans notre société pour se rassurer ou critiquer se référent pour l’essentiel à des figures aujourd’hui mortes ou stagnantes : le Concorde (qui serait accusé aujourd’hui d’être une figure anti-écologique), le TGV dont le premier fut inauguré en 1981 sous Mitterand, Charles de Gaulle en politique (cette même image qui nous enferme dans l’idée de l’homme providentiel et dont les Français sont perpétuellement déçus tous les 5 ans), bientôt le Doliprane (médicament dont pourtant le générique existe partout pour moins cher mais qui crée chez nous une peur irrationnelle de perte de “souveraineté” – d’autant plus étrange lorsque l’on sait que le principe actif n’est même plus produit en France mais en Chine…).
Tant d’images passées auxquelles nous nous référons alors que nous possédons pourtant des images dont nous pourrions être fiers : les nombreux Prix Nobel Français, la musique électronique française, des positions politiques honorables (le refus d’envahir l’Irak, la défense de l’Ukraine, la construction européenne), les forces armées françaises conquérantes contre Daesh alors même l’absence de soutien des Etats-Unis, la nation avec l’énergie la plus décarbonnée au monde.
D’autres symboles auraient pu émerger : La commémoration des attentats de Charlie Hebdo, en représentation des valeurs de la laïcité, de la liberté d’expression, du droit à la caricature et du droit au blasphème, et ce malgré une faveur de soutien immédiate inattendue et massive aux cris de “Je suis Charlie”, n’a pas été suivie de “festivités” annuelles.
Le besoin de symboles comme opposition au monde
La place du loisir toujours plus importante dans nos sociétés est l’application directe du Divertissement selon Pascal. L’Homme conscient de son misérabilisme va trouver des stratagèmes pour éviter de s’interroger sur sa nature et échapper à soi-même au travers du travail, des loisirs, de la musique…”Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser”.
Le monde libéral a offert richesse et prospérité, il n’a pas encore résolu l’absence qu’il a créée. En abattant Dieu, le nihilisme a fait un monde vide qui doit être comblé par les Humains, nouvellement détenteurs et conscients de leur liberté d’action : abolir les dogmes, changer le cours de sa vie. C’est le sens de la responsabilité individuelle de Sartre, c’est accepter la finitude de son sort de Camus, c’est l’angoisse du choix de Kierkegaard. En ce sens, les symboles rassembleurs, offrant objectifs, ambitions communes, et ferveurs populaires ont peut-être leur place.
Incapable de proposer un futur
L’heure est d’autant plus grave qu’une nation incapable de produire un futur, de s’y projeter, et encore moins de le concevoir, stagne et s’enfonce dans le misérabilisme.
Aujourd’hui, l’imaginaire collectif est composé de politiques échouant, reniant promesses et incapables de proposer des alternatives crédibles. Pas d’étonnement donc si des personnalités aux caractères affirmés et symbolisant un futur agréable se retrouvent chez Trump ou Poutine.
- Le bloc central est incapable d’expliquer en quoi sa politique de croissance (qui est composée pour l’essentiel de modification de seuil et de paramètres économiques) est une politique d’avenir. Perçue comme trop techno ;
- La gauche qui se morfond dans la proposition d’un avenir destructeur et apocalyptique sans réussir à expliquer en quoi il sera radieux ;
- La droite qui profite de cette occasion pour développer une pensée conservatrice à coup de “c’était mieux avant” mettant en avant les dérives de ces pertes de repères dans la société. Les années 70 exemptés des questions d’immigration, d’écologie et économique, sont fantasmées.