Les jeunes, le sexe, le devoir de société, la solitude
(Partie 1/3 - Typologie et moeurs du jeune)

Ecrit le 24 mars 2024 par Julien Le Sciellour

Image créée avec l'IA Dall-E

La France est entrée en « récession sexuelle ». Comme d’autres pays Occidentaux, la proportion des jeunes Français ayant eu un rapport sexuel au cours des 12 derniers mois est au plus bas depuis un demi siècle. Intitulée « Sex recession » cette étude de l’Ifop montre que près de 30% des jeunes de 18 à 24 ans, initiés sexuellement, admettent ne pas avoir eu de rapport en 2022. [1] A cette lecture, il y a quelque chose d’étrange et de dérangeant au pays de Dom Juan et de Mai 68. 

Début 2024, Emmanuel Macron en appelle à une politique de réarmement démographique. Si celle-ci s’appuie sur peu de preuves justifiant qu’une politique de natalité volontariste serait plus efficace que ne rien faire, l’accueil presque ironique de cette proposition en revanche doit nous faire prendre conscience que la jeunesse, particulièrement, semble se désintéresser du cours même de sa propre vie 

La proposition du président de la République est moins absurde lorsque l’on sait que l’année 2023 a été marquée par le taux de natalité le plus faible depuis les 10 dernières années (exception faite du Covid) [2] Même s’il reste l’un des plus élevés d’Europe, la problématique n’en est pas moins sérieuse et l’ensemble des pays Occidentaux doivent s’en alerter. 

La réaction de la jeunesse, en revanche, est plus étrange dans un pays qui compte sur ses générations futures pour assumer ses dépenses présentes.  Le « jeune » a bien changé, ses ambitions, ses désespoirs, ses sources de joie. Soyons un peu provocant : peut-on vraiment faire confiance à la jeunesse pour assurer notre (son ?) futur ? 

Le “jeune” évolue désormais dans un monde différent fait de réseaux sociaux, de peur du lendemain, d’une polarisation entre génération et fait face à de sérieuses difficultés économiques. Plusieurs réalités nous permettent de comprendre l’ampleur du problème qui est profond et sérieux et des solutions existent : mais elles nécessitent de l’honnêteté.

Un monde surexposé aux émotions 

Le jeune consomme des médias différemment : chute d’écoute de la radio, diminution de la consommation de la télévision, de la lecture de livres. La musique est devenue la pratique culturelle la plus forte tandis que l’usage des réseaux sociaux est devenu le réflexe quotidien pour s’informer et partager. Ces derniers tendent à transformer notre vision du monde au travers d’une surexposition aux actualités, aux faits divers, aux divertissements, qui en permanence jouent avec nos émotions. [3]

Cette jeune génération est particulièrement perméable aux divagations de l’Histoire sans qu’aucune emprise sur leur destin ne leur soit possible. La crise sanitaire est passée par là, la distanciation sociale, la peur du dehors, ce malaise dont j’aimerais discuter se traduit dans plusieurs chiffres éloquents : les jeunes générations connaissent les taux de suicide et les troubles psychiatriques les plus élevés et les plus profonds. 

Selon les chiffres de Santé publique France du 3 février 2023 [4] les jeunes filles et jeunes femmes sont celles qui sont le plus admises aux urgences en raison de gestes suicidaires [5]. Alors que le taux d’hospitalisation baissait depuis 2010, il est reparti fortement à la hausse depuis la crise sanitaire (période 2020-2021). En 2017, 6,1% des plus jeunes déclaraient avoir fait une tentative de suicide au cours de leur vie, ils étaient 9,2% en 2021. [6]

L’exposition permanente des jeunes générations à des contenus qui en appellent à leurs émotions pour se positionner, pour se révolter, pour acquiescer ou condamner une parole ou une action génère chez eux une forme de militantisme émotionnel et des troubles psycho-sociaux. Le monde des réseaux sociaux offre une réalité alternative où l’information perçue forme une bulle médiatique [7] – l’information est filtrée selon nos goûts, les techniques de communication assènent les mêmes informations en boucle et les informations les plus partagées agissent comme des échos d’autant plus puissants que chacun désormais les partage. Ces bulles médiatiques nous enferment dans certains schémas de pensées. Il en résulte une génération suspicieuse, du temps immédiat et parfois même intolérante.

Une téléréalité toujours plus vulgaire mais populaire auprès des jeunes, des réseaux sociaux où la femme est présentée comme un objet sexuel (TikTok et Instagram sont remplis de vidéos de gentilles bonnes femmes à la cuisine, d’homme forts et sculptés, de valorisation de l’exploit masculin et de douceurs féminines), et le religieux toujours plus présent auprès des jeunes (alors que l’incroyance est majoritaire en France et se développe, seuls les jeunes font le chemin inverse. Près de la moitié des 18-34 ans croient en Dieu) [8]

Pourtant les clés étaient simples l’éducation était censée être donnée par les parents ; l’instruction, c’est l’Etat qui la devait, mais à l’heure où les institutions et notamment l’éducation nationale est contestée dans l’enseignement qu’elle donne (la moitié des enseignants a peur au point d’éviter certains sujets) [9], certains parents se sentent dépassés face à un monde si complexe, l’autorité parentale décline. A cette heure donc, Victor Hugo, inaltérable défenseur de l’éducation ne serait peut-être pas ravi d’assister à ce grand retour en arrière…mais ne faisons pas parler les morts. 

Suspicion et rejet des autres

Fait nouveau, les jeunes générations pensent différemment au sein même de sa classe d’âge. Tantôt très progressistes, tantôt très conservateurs, un fossé idéologique, une polarisation est à l’œuvre au sein de la jeunesse. D’après les travaux statistiques de l’entreprise Gallup aux Etats-Unis, les femmes deviennent bien plus libérales que les hommes qui eux tendent à devenir bien plus conservateurs [10]. Cette réalité semble toucher des pays très variés : Allemagne, Etats-Unis, Chine, Tunisie. The Economist, en compilant les données de l’Enquête sociale européenne, américaine et coréenne va dans le même sens : Les jeunes femmes de 18 à 29 ans sont de plus en plus orientées politiquement à gauche là où les hommes deviennent plus conservateurs [11]

De leur côté, les hommes de 25-34 sont très ancrés dans les idées “masculinistes” qui valorisent la force comme moyen d’appréhender le monde. Ainsi, 21 % des jeunes de cette génération considèrent qu’il faut rouler vite (contre 9 % pour la moyenne nationale tout âge confondu), 23 % qu’il faut parfois être violent pour se faire respecter (11 % en moyenne); 20 % considèrent que pour être respecté en tant qu’homme dans la société, il faut vanter ses exploits sexuels auprès de ses amis (contre 8 % en moyenne). [12]

Une multitude de facteurs entre en jeu : la libération de la parole de la femme, la remise en cause du statut de l’homme dans la société, la suspicion des deux sexes à se faire confiance, la nostalgie d’un passé révolu, etc. Peu importe les réponses que l’on donne, c’est notre capacité à accepter nos différences qui est en jeu. 

En réalité, les jeunes, bien loin d’être des modèles de tolérance et de vertu morale, sont finalement assez réactionnaires et peu enclins à respecter la parole d’autrui. D’après une enquête d’Ipsos, 23% des jeunes de 18-24 ans sont d’accord avec le fait que lorsque l’on essaye d’avoir des relations sexuelles avec elles, beaucoup de femmes disent « non » mais ça veut dire « oui » (contre 11% de la population totale).  [13] Il est loin le temps des Mai 68, des #Metoo et autres libérations des moeurs. 

Faire société avec autrui devient un désagréable moment que nous tentons de gommer. Dans le cas qui nous intéresse, c’est le bébé qui pleure qui dérange les citoyens obligés de subir le suprême affront de la vie bouillonnante. Le sans enfant devient une demande d’impérieuse nécessité comme l’est le « sans sucre », le « sans gluten » … L’absence devient un argument commercial (cité dans le texte) [14]

Couplé à l’idée malthusienne (toujours aussi fausse) que nous serions surpeuplés, une méconnaissance des principes de base de l’économie, une culpabilisation du bilan carbone, le terrorisme qui frappe dehors nos citoyens, les conflits géopolitiques qui menacent nos rêves d’une Europe de paix, il n’en faut pas plus pour rechercher une protection de soi face aux irrégularités de la vie. Cette peur du demain se coordonne avec une peur du dehors. Les citoyens viennent de se trouver des bonnes raisons pour ne pas se lancer dans une politique de natalité, abandonner toute espoir de construire un projet commun et donc moquer toute politique visant à surmonter ces difficultés. 

Et puis la quête de l’amour

La perception de l’amour change, est instable, elle s’adapte, elle se désagrège.

Alors qu’auparavant l’amour s’épanouissait au travers du mariage, voilà que les sociétés Occidentales ont inversé le processus : nous devons d’abord tomber amoureux, que s’épanouisse l’amour avant de fonder une famille et se marier. Ce basculement est source pour certain d’une instabilité, voire d’une incompréhension dans la quête amoureuse. Calqué sur le modèle capitaliste, l’objet de l’amour doit correspondre à des caractéristiques choisies, désirables selon la norme. “Dans une culture où prévaut l’orientation commerciale et dans laquelle le succès matériel constitue la valeur éminente, il n’y a guère de quoi s’étonner que les relations amoureuses suivent le même modèle d’échange que celui qui gouverne le marché des affaires” (L’art d’Aimer, 1956, Erich Fromm, page 18 Pocket). La lutte contre la solitude est, pour Erich Fromm, parsemée de solutions partielles adoptés par les humains (états orgiaques – recours important à l’alcoolisme, la drogue, etc… – par le conformisme ou encore par le travail). Sans qu’aucune de ces solutions ne soient viables à ses yeux : nous devons apprendre à aimer, car aimer est un art. 

Tinder n’a finalement fait que formaliser un processus déjà bien avancé de transformation de l’amour. On sélectionne ce qui est désirable à nos yeux (tout en espérant être désirable aux yeux des autres), c’est vite oublier une confusion d’adolescent : il y a une différence fondamentale entre la relation amoureuse et l’attirance physique de l’autre.

Le philosophe Pascal Bruckner dans « Le Paradoxe amoureux » (1993) se penche sur les relations amoureuses dans les sociétés occidentales modernes. Il soutient que les idéaux romantiques traditionnels, tels que l’amour éternel et la fidélité absolue, sont devenus obsolètes dans un monde où les relations sont de plus en plus éphémères et où le divorce est courant. Bruckner affirme que cette situation a créé un paradoxe dans lequel les gens cherchent l’amour et la stabilité émotionnelle, mais sont également attirés par la liberté et l’indépendance. L’auteur examine les différentes façons dont les gens essaient de résoudre ce paradoxe, en explorant des sujets tels que l’infidélité, la séduction, la jalousie et la solitude. Il soutient que la clé pour résoudre ce paradoxe est de trouver un équilibre entre l’engagement et la liberté, en reconnaissant que les relations amoureuses sont toujours en évolution et qu’elles doivent être négociées et réinventées en permanence. 

Plusieurs réalités semblent aller dans le sens où nous préférons des gens qui nous ressemblent fortement au détriment de l’inattendu. Ainsi, sur une enquête menée aux Etats-Unis, la part des couples qui se sont rencontrés en ligne explose depuis 1995 et les voies plus classiques (à l’école, au travail, via la famille) sont devenus assez marginales.

How couples met
https://www.statista.com/chart/20822/way-of-meeting-partner-heterosexual-us-couples/

Ce qu’on pourrait penser être un moyen de résoudre la solitude est loin d’être parfait puisque près de 40% des personnes mariées aux Etats-Unis utilisent toujours une application de rencontre…Comment concevoir une confiance dans un couple quand l’autre pense déjà à ailleurs ? 

Love people
https://www.statista.com/chart/27952/share-of-us-adults-using-dating-apps/

Au total, le jeune des années 2000 est bien différent de ses parents et grands-parents. Il aspire à d’autres idéaux, coincé entre les vicissitudes du monde. Son rapport à autrui, à la tolérance, à l’amour est parfois confus, parfois militant. Ce qui est certain, c’est qu’en ces conditions, il lui semble difficile d’organiser une vie de famille et de se projeter dans le futur. Toute politique de natalité doit prendre en compte cette réalité sociale mouvante, mais aussi – et c’est l’objet de la deuxième partie – des réalités économiques.

Sources :

[1]https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2024/02/Analyse_FK_IFOP_LELO_2024.02.01-1.pdf

[2]https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/01/04/le-taux-de-natalite-en-france-a-baisse-de-6-8-sur-les-onze-premiers-mois-de-2023_6209056_3224.html

[3]https://injep.fr/wp-content/uploads/2021/03/CHIFFRES-CLES-JEUNESSE-2021.pdf

[4]https://www.santepubliquefrance.fr/les-actualites/2023/conduites-suicidaires-dans-les-regions-francaises-pendant-et-a-la-suite-de-la-crise-sanitaire

[5]https://www.liberation.fr/checknews/gestes-suicidaires-chez-les-adolescentes-sos-dune-jeunesse-en-detresse-20220110_USG4W6Q5WNAZZBJLED5776FUSM/

[6]https://www.francebleu.fr/infos/sante-sciences/les-tentatives-de-suicide-et-idees-suicidaires-en-augmentation-chez-les-jeunes-selon-sante-publique-france-5599390

[7]https://fr.wikipedia.org/wiki/Chambre_d%27%C3%A9cho_(m%C3%A9dias)

[8]https://www.liberation.fr/societe/religions/religions-la-croyance-recule-sauf-chez-les-jeunes-20210923_5QRBKZEXCBB4PGFOUEFNRJ3AX4/

[9]https://www.ifop.com/publication/les-enseignants-face-a-lexpression-du-fait-religieux-a-lecole-et-aux-atteintes-a-la-laicite/

[10]https://www.ft.com/content/29fd9b5c-2f35-41bf-9d4c-994db4e12998

[11]https://www.economist.com/international/2024/03/13/why-the-growing-gulf-between-young-men-and-women

[12]https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_-_rapport_annuel_2023_etat_du_sexisme_en_france.pdf)

[13]https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2022-02/2022-Enquete-Ipsos-Memoire-Traumatique-et-Victimologie.pdf

[14]https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2024/02/25/les-espaces-no-kids-se-multiplient-pourquoi-on-ne-supporte-plus-les-enfants_6218450_4497916.html