QUAND LES MOTS N'ONT PLUS DE SENS

Ecrit le 10 janvier 2024 par Julien Le Sciellour

Image créée avec l'IA Dall-E

Chaque jour, les citoyens que nous sommes œuvrons malgré nous à la dislocation de notre modèle politique par des mots et des attitudes inadaptés.

Peut-être que notre époque est-elle marquée par l’inconsistance des mots, le manque de sérieux donné au poids des phrases, au souci de chacun d’être visible sur la scène médiatique. Nous devrions faire nôtre cette phrase de Philippe Meirieu (que j’espère faire mienne) « là où le langage régresse, la violence progresse ». La violence en politique se propage, contamine nos concitoyens, vicie nos comportements, altère nos relations avec autrui.

On pourrait sans cesse accumuler toutes les références pour argumenter sur l’existence de la politique spectacle – Guy Debord et sa Société du spectacle ou bien encore Neil Postman dans Se distraire à en mourir où l’auteur montrait l’émergence d’une télévision spectacle où le temps de parole des intervenants est réduit à peau de chagrin et où la recherche du divertissement est permanent et non à l’argumentation des choses. Nous pourrions aller plus loin en disant que les prises de position même de nos politiques vont dans ce sens. Produire un divertissement, conserver une attention, flatter les bas instincts dans le but de fracturer la cohésion de notre société. Ici il n’est pas question de discuter ce que tout le monde sait et peut constater, mais plutôt de savoir quoi refuser.

Petit florilège de ces mots et habitudes utilisés sans retenue, qui font si mal à notre démocratie :

1. Macron le dictateur

En déplacement à Chartres auprès de Valérie Pécresse vendredi 4 mars 2022, Laurent Wauquiez a qualifié Emmanuel Macron de « dictateur ». (Source : Le Parisien). Le moment est opportun. Une semaine avant, Vladimir Poutine venait d’attaquer délibérément l’Ukraine, niant par ce fait l’existence même du peuple Ukrainien et abolissant leur libre arbitre. Il venait ainsi de faire rentrer le monde dans des incertitudes sans fin. Emmanuel Macron est peut-être autoritaire, mais à ceux qui le décrivent comme dictateur, il est toujours bon de leur conseiller de faire un tour du côté du Venezuela, de l’Iran ou de la Chine où le contrôle social est présent partout et la justice nulle part.

2. Fasciste, facho, gauchiste, gauchiasse

Parfois dits sur le ton de l’humour, très souvent pour décrédibiliser ses adversaires, les synonymes ne manquent pas. Il est courant d’insulter autrui par simplicité d’usage, une sorte d’exécutoire verbale pour remettre l’autre à sa place.

Plus le temps passe et plus la gauche a cette facilité de considérer ceux qui ne sont pas en accord avec leur ligne de pensée comme des fascistes, des racistes ou des misogynes (Deux exemples parmi d’autres. L’interdiction de l’abaya considérée comme raciste (Source : BFMTV) et Fabien Roussel (PCF) comparé à un collaborateur nazi (Source : Marianne). Ainsi, il n’est pas rare qu’aux yeux de LFI près de la moitié de la population française soient des adeptes de la doctrine nazi…

A droite le terme « gauchiste » renvoie l’idée d’une certaine candeur, d’une naïveté sur le monde de la part des personnes attaquées dont le penchant politique pour la gauche serait responsable des malheurs de la France. Un jugement parfaitement moral qui met de côté l’idée que l’on peut (et peut être doit-on) être humaniste. L’Europe s’est construite au travers de l’aide aux plus démunis et de la redistribution de l’impôt, défendre cet héritage et cet idéal est moins du « gauchisme » qu’une position parfaitement légitime.

Ainsi, parler d’immigration et nous sommes accusés d’être un fasciste, parler d’humanisme nous sommes accusés d’être un gauchiste, parler d’économie et de croissance nous sommes accusés d’être des capitalistes.

En scindant ces camps dans des cases si extrêmes on se refuse par la même occasion tout échange constructif. Assumons que chacune des parties n’a jamais totalement tort, que ces idées sont représentées dans la société quoique l’on en pense et qu’il est donc normal en démocratie de les défendre. A titre d’exemple récent, 72% des français sont d’accord avec la loi immigration telle que votée à l’Assemblée nationale (Source : Sondage Odoxa). Nous devrions plutôt nous demander pourquoi ces idéaux ont des échos si forts et tenter de trouver des solutions viables plutôt de se vautrer dans l’insulte.

Le débat ne porte plus sur les causes d’un phénomène et ses solutions mais uniquement sur l’invective.

3. « De Gaulle lui… »

Il est d’usage de se référer à des figures passées pour mieux critiquer le présent. Nous entendons régulièrement la droite française asséner le fameux « Qu’aurait fait De Gaulle ? » comme une sorte d’indémodable nostalgie sur l’action d’un homme qui a en son temps su marquer le monde. Faire parler les morts, cet acte si résistant qui ne peut qu’altérer les propos initiaux d’un auteur qui n’est plus présent pour se défendre. Peut-être oublions-nous que certaines de ces figures passées n’ont pas su comprendre les évolutions du monde. De Gaulle et Mai 68 est peut-être le plus bel exemple d’un homme qui, s’il devait revenir au pouvoir, ne saurait peut-être trop quoi faire…

Le mythe de la Révolution Française, l’étendard gagnant de la gauche, porte en lui les germes de la revendication permanente. Cet appel au passé est issu de « la confiance dans les coups de force » (citation de Charles Renouvier par Michel Winock dans Gouverner la France) qui justifierait la contestation contre l’Etat. Contre tout changement estimé défavorable, n’hésitons pas à en appeler au passé pour mieux empêcher le présent.

4. « Un gouvernement ultra-libéral »

Ce mot a bien une définition, mais il faut croire qu’il en perd sa substance avec le temps (Une députée LFI accuse le gouvernement d’être « ultra-libéral ». Source : Boursorama).

Malgré des recettes et des dépenses publiques les plus élevées du monde (Respectivement 3ème et 1er des pays de l’OCDE), malgré un interventionnisme étatique fort (on parlera sans difficulté du bonus rapiéçage, de l’aide à la location ou à l’achat des véhicules électriques, l’aide à la rénovation énergétique, l’aide à l’adaptation des logements pour personnes âgées ou en situation de handicap, aux chèques inflation, aux chèques carburant..au total le site Mes-Aides recense près de 1 000 aides provenant de l’Etat, financier ou non, pour tout les moments de la vie), malgré des politiques keynésiennes massives en période crise (lors du Covid, l’Etat français a payé 70% du chômage partiel des salariés – Source : Etat) pour un montant total d’intervention de 140 milliards d’euros (Source : Etat), malgré des ministres chargés de la « planification » : une moitié de français, si l’on prend les dires des dirigeants des parties de gauche (LFI, PS) et d’extrême-droite (RN), pensent que l’Etat français est ultra-libéral. 

Cette proposition est d’autant plus absurde que les mêmes qui accusent le Gouvernement d’être trop libéral sont aussi ceux qui l’accuse de « dérive sécuritaire » et d’atteinte à nos libertés fondamentales (Source : Public Sénat). Cette mauvaise utilisation du mot prouve peut-être l’intuition de l’historien Braudel, « l’inadéquation de la France à la vie économique du monde est un des traits de son identité ».

Bien sûr la France se libéralise à n’en pas douter, mais au vu des faits énoncés ci-dessus il parait compliquer de définir le gouvernement actuel et les précédents comme « ultra-libéral ».

L’indice de liberté économique évalué par la Fondation Heritage (quoique conservateur cette fondation est considérée comme sérieuse) place la France 57ème dans le monde (Source : Fondation Heritage). Fondée sur 12 critères comme les droits de propriété, la « santé fiscale », le niveau de dépense publique ou la liberté de commerce, cet indice tente (imparfaitement) de capturer le niveau de liberté économique des pays du monde. A ce jeu, l’Arménie, la Bulgarie, les Emirats Arabes Unis ou les pays nordiques font mieux que nous. Les citoyens de ces pays seront heureux d’apprendre qu’ils vivent (sans le savoir) dans un enfer libéral.

Une autre voie est possible

Ces mots et ces attitudes ne sont certainement pas ce à quoi s’attendent nos concitoyens. Ces phrases vicient le débat public, détournent des véritables problématiques et délaissent les solutions. Une autre voie est possible : celle du compromis en politique qui fait honneur à l’échange, celle de la tempérance qui fait honneur à nos concitoyens qui attendent de nos politiques moins d’outrance et plus de pédagogie.

En choisissant une Assemblée nationale sans majorité distincte, nos concitoyens ont décidé de facto de forcer les partis politiques à trouver des compromis. Cette demande est d’autant plus cohérente que les citoyens sentent bien que l’environnement n’est pas propice à la résolution pacifique des conflits. 66 % des électeurs considèrent qu’en France (en 2022), « dans les années qui viennent, les Français n’arriveront pas à résoudre leurs désaccords de manière pacifique et auront souvent recours à la violence » (Source : Citation de la Revue des Deux Mondes).

Cette assemblée d’un nouveau genre doit être l’occasion de mettre fin à ce penchant français bien connu (et je me permets d’appuyer mes propos une nouvelle fois par Michel Winock) : « la vie politique française a une tendance à la radicalité, un esprit d’intransigeance, une inaptitude au compromis qui rendent difficile, sinon impossible, le système des coalitions observable dans les autres démocraties européennes. Le dogmatique prime sur le pragmatique. » A croire que nos politiques n’ont pas envie que cela change…

Soyons exigeant envers nos politiques, soyons exigeant envers nous-mêmes.